mercredi 27 août 2014

« Tout ce qui arrive aujourd’hui en Ukraine provient des vieux démons soviétiques de Poutine » (Herta Müller, Prix Nobel de littérature)

Un entretien avec le prix Nobel de littérature Herta Müller, paru le 11 juillet dernier dans La Repubblica et traduit de l’italien pour les lecteurs de ce blogue. Romancière, poète, essayiste, Herta Müller a la particularité d’être née en Roumanie dans un milieu germanophone. Cette opposante à la dictature de Ceausescu, dont le mère fut déportée en Ukraine soviétique, dans le Donbass, est une fine observatrice de l’Ukraine, du genre sans concessions.


Si on avait ouvert un débat public sur ce qu’avait été le stalinisme, si on avait clairement déclaré que Staline avait été un tueur de masses, Poutine n’aurait pas la même liberté d’action. J’ai fait un voyage en Ukraine il ya vingt ans, et je me souviens que les seules sculptures publiques étaient des chars de la Seconde Guerre mondiale affichés comme des œuvres d’art. Que peut-on faire après ça ? On n’a rien fait d’autre que de repartir avec la mémoire des héros de la guerre en tête. Voilà, Poutine a réussi à faire revivre tout ceci. Il s’agit d’un appauvrissement général et voulu de la pensée.
Mais à la fin des années 80 et au début des années 90 n’avait-on pas assisté à l’effondrement des idéologies ?
« Il fut un temps où nous pensions tous qu’avec la Perestroïka et la Glasnost, les Russes s’en seraient sorti. Le Grand Pays fut divisé en petits morceaux et l’on avait pensé que ce serait bien ainsi. On se disait « nous sommes Hongrois, Roumains, Polonais: laissez-nous le rester. » Mais non. Aujourd’hui, avec l’idée de Grande Nation, tout redevient comme avant. À cause des vieux démons de Poutine. Tout ce qui arrive aujourd’hui en Ukraine provient des vieux démons soviétiques. Tout, je répète, car rien n’a jamais vraiment été discuté. Poutine, à présent, est populaire: n’est-ce pas navrant ? Ce qui me stupéfait, c’est qu’en Allemagne de l’Est, par exemple, il y ait beaucoup de gens qui comprennent Poutine. Je trouve ça honteux. Le mur est tombé, maintenant ils ont tout, ils ont des droits… Quiconque vient de l’Est devrait être du côté de l’Ukraine. Je suis en colère quand les gens oublient ce qu’avait été la vie au temps de la dictature est-allemande. C’est de là qu’on fuit. Personne ne veut rester dans cet empire eurasiatique où Poutine est le chef ».
Poutine est liée à une autre question sensible: Edward Snowden. L’histoire que les États-Unis nous ont toujours racontée est celle de l’Amérique « pays de la Liberté ». Aujourd’hui pourtant, Snowden ne peut pas dire tout ce qu’il pense des États-Unis.
C’est une question difficile. Après le 11 septembre, les États-Unis se sont égarés. Les services secrets ont acquis un immense pouvoir. Mais les États-Unis demeurent une démocratie, c’est le plus important. Voilà pourquoi les forces démocratiques doivent veiller à ce que le pouvoir des services secrets ne dépasse pas certaines limites [Sous la dictature, Herta perdit son emploi d'interprète pour avoir refusé de collaborer avec les services secrets roumains]. Cela dit, ce que je n’ai pas aimé de la part de Snowden, c’est qu’il soit passé aux Chinois et à Poutine. Il n’a pas été très fin politiquement : de cette manière, Poutine passe aux yeux du monde comme le champion des Droits de l’Homme. Ce qui est triste et faux. Grâce à l’immense répercussion qu’a eue dans le monde le scandale Snowden, la dictature chinoise et russe passent au second plan, et c’est dangereux. Ainsi Poutine poursuit-il tranquillement sa marche à rebours dans le temps. C’est presque comme si nous étions revenus aux heures du stalinisme.
La Russie remonte dans le temps et la Chine semble toujours vouloir courir devant tout le monde.
La Chine est un monstre : internet verrouillé, dissidents arrêtés. Elle est tellement riche qu’elle pourrait se payer la moitié du monde. Tout cela m’inquiète et me préoccupe. C’est pourquoi je vais continuer à faire confiance aux États unis. Mais les États-Unis doivent tout de même régler certaines questions. Même là-bas, il arrive que les droits soient violés, on ne saurait le minimiser. J’espère que Google ou Wikileaks seront en mesure de tenir les services secrets à bonne distance. J’espère, en fait, que la société civile se défendra. Nous avons clairement besoin des services secrets, y compris pour lutter contre le terrorisme. Mais je suis également convaincu qu’ils sont eux-mêmes diaboliques. Ce serait un problème s’ils n’étaient pas contrôlés. Parce que les services secrets n’en ont jamais assez: ils prennent tout ce qu’ils peuvent, au-delà de tout. Par définition.
ANDREA BAJANI








 Peu connue en France, Herta Müller cumule les prix depuis 1981 :

  • 1981 : Prix Adam Müller Guttenbrunn du Cercle littéraire de Timişoara
  • 1984 : Prix Aspects de la littérature (Aspekte-Literaturpreis)
  • 1985 : Prix Rauris de littérature
  • 1985 : Prix d'Encouragement littéraire de Brême
  • 1987 : Prix Ricarda-Huch Prize à Darmstadt
  • 1989 : Prix Marieluise-Fleißer à Ingolstadt
  • 1989 : Prix de langue allemande de la Fondation Henning-Kaufmann
  • 1990 : Roswitha Medal of Knowledge of Bad Gandersheim
  • 1991 : Prix Kranichsteiner de littérature
  • 1993 : Prix de la critique littéraire
  • 1994 : Prix Kleist
  • 1995 : Prix Aristeion
  • 1995/96 : Écrivain de la ville de Francfort-sur-le-Main
  • 1997 : Prix de littérature de Graz
  • 1998 : Prix Ida-Dehmel de littérature et le International IMPAC Dublin Literary Award pour Herztier, Reinbek bei Hambourg
  • 1999 : Prix Franz Kafka de la ville de Klosterneuburg et de la société de littérature autrichienne Franz Kafka.
  • 2001 : CICERO Speaker Prize
  • 2002 : Carl-Zuckmayer-Medaille de la Rhénanie-Palatinat
  • 2003 : Prix Joseph-Breitbach (avec Christoph Meckel et Harald Weinrich)
  • 2004 : Prix de littérature de la Fondation Konrad-Adenauer
  • 2005 : Prix de littérature de Berlin
  • 2006 : Prix Würth de la Littérature Européenne et prix Walter-Hasenclever de littérature
  • 2009 : Prix Nobel de littérature
  • 2010 : Prix littéraire Hoffmann von Fallersleben
  • 2010 : Grand officier de l'ordre du Mérite de la République fédérale d'Allemagne