lundi 3 mars 2014

Supplément au Voyage de Bougainville (Diderot)

Supplément au voyage de Bougainville
ou
Dialogue entre A et B sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas
(1773)

Le XVIIIe siècle est un tournant dans l'histoire européenne. A la stabilité liée au long règne de Louis XIV succède le siècle du mouvement qui sera marqué par la Révolution de 1789. C'est le « siècle des Lumières » dont les quatre philosophes les plus représentatifs sont Montesquieu, Voltaire, Rousseau, et Diderot.
Bougainville revient en France en 1769 après avoir bouclé son tour du monde à bord de son navire La Boudeuse. Il publiera un récit de son voyage, devisé en deux parties : l'Atlantique, et le Pacifique. Diderot s'appuiera sur une partie de ce récit, celle consacrée à Tahiti, pour publier un conte philosophique en 1773, sous la forme d'un dialogue entre A et B : le Supplément au voyage de Bougainville.


Le Supplément, de prime abord, ça parle de sexe ! Les Tahitiens étaient des chauds lapins... Et Tahiti, un immense baisodrome à ciel ouvert, si je puis me permettre cette expression. Enfin, ça, c'est le regard de l'européen du XXIe siècle, bien entendu (est-il si différent de celui du XVIIIe ? Diderot n'a-t-il pas trouvé le truc pour attirer le chaland?).
Mais, bon... Le texte de Diderot n'est pas un livre érotique. Au travers des pratiques sexuelles des Tahitiens, le philosophe aborde les thèmes de la nature, de la religion, et de la société (= l'homme mammifère, le religieux, le citoyen = la loi naturelle, la loi morale, la loi civile). Il en explore les liens et les oppositions. Ces trois thèmes sont fondamentaux chez Diderot comme chez tous les philosophes des Lumières ; j'y reviendrai.
L'analyse des différences de moeurs entre Tahitiens et Français lui permet de mieux critiquer notre civilisation. L'objectif est de faire réfléchir le lecteur et non pas d'apporter une solution définitive.

Le Supplément est un dialogue philosophique entre A et B. Mais Diderot soigne la forme afin de mieux faire passer le fond. Ce récit est bref, polyphonique (des personnages différents font entendre leur point de vue), et présenté sous la forme d'un dialogue, ceci afin de le rendre vivant, dynamique, contradictoire, progressif. Malgré un lexique propre au XVIIIe siècle, la langue reste proche de la nôtre et facile à comprendre.
A l'issue du dialogue entre interlocuteurs également capables de convaincre, Diderot semble pencher en faveur de la « loi naturelle ». Néanmoins, c'est un philosophe du mouvement : pour lui, rien n'est jamais fixe, tout est amené à évoluer. Il ne prescrit pas une solution politique mais élabore une utopie devant amener à remettre en cause le système moral de l'homme occidental (l'utopie est toujours impossible à réaliser. Tout comme Thomas More, Diderot le sait. Le seul but est de donner matière à réfléchir).


Les personnages
- A et B : (personnages principaux). Deux philosophes européens discutent d'un monde idéal, utopique, Tahiti, dont l'état de nature n'a pas été perverti par la civilisation. Deux monologues (celui du vieillard, et celui de Polly Baker), et un long dialogue (Orou et l'aumônier) sont inclus dans le dialogue entre A et B (= narration de premier niveau)
- Aotourou : Otaïtien que Bougainville a emmené en France.
- Le vieillard : un des chefs de l'île
- Orou :cet Otaïcien a une femme et trois filles (Asto, Palli, et Thia, la plus jeune). Invite l'aumônier.
- L'aumônier : Français religieux (de l'équipage) qui dialogue avec le Tahitien Orou.
- Polly Baker. (p64).



La composition de l'oeuvre
découpage en cinq chapitres. La composition est équilibrée (25 pages de dialogues entre A et B, 25 pour celui entre l'aumônier et Orou, 15 pour les monologues du vieillard et de Polly Baker).
1 Jugement du Voyage de Bougainville. Introduction : A et B parlent de la pluie et du beau temps. B dit à A qu'il occupe sont temps par la lecture du Voyage. Les jésuites du Paraguay (colonisation, expulsion). Aotourou à Paris. A et B décident en fin de chapitre de parcourir le Supplément.
2 Les adieux du vieillard. B lit la harangue d'un des chefs de l'île « Pleurez, malheureux Otaïtiens... ». Puis B lit à A l'entretien entre l'aumônier de l'équipage et Orou (un habitant de l'île).
3 L'entretien de l'aumônier et d'Orou. Suite du récit de B. Puis B lit l'entretien entre l'aumônier et Orou. Orou présente à l'aumônier sa femme et ses trois filles, nues, et lui demande de coucher avec la plus jeune, qui n'a pas encore eu d'enfant. Discussion sur la religion, le mariage, la famille. Intermède : A demande à B de lui rappeler l'histoire de Polly Baker (Discours de Miss Baker. Hypocrisie sexuelle des hommes de loi vis à vis des femmes, « séduites » puis abandonnées et condamnées. Remords du séducteur)
4 pas de titre pour ce chapitre. Poursuite du dialogue entre Orou et l'aumônier. Questions réciproques. Les moeurs à Otaïti (fornication, inceste, adultère...). Des phrases clés.
5 Suite du dialogue entre A et B. « Médiocrité ». Moeurs et socitété. Code de la nature, code civil, code religieux. (Mariage, galanterie, fidélité, jalousie, pudeur...). B cite Orou (causes de la société pervertie). Homme naturel/artificiel. Limite du bonheur/malheur. Nature/lois. Femmes.


Extraits

Le vieillard (p41):
Laisse-nous nos moeurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? (…) Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires.
(…)
Nous ne connaissions qu'une maladie, celle à laquelle l'homme, l'animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang [les maladies vénériennes]. Il nous faudra peut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants, ceux qui ont approché tes femmes, celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans les nôtres.

Orou (p77):
Plus robustes, plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil que vous nous surpassiez en intelligence, et sur-le-champ nous vous avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. (…) Crois que tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer.


Paul Gauguin, Deux tahitiennes, 1899



Remarques en vrac
* Dans son oeuvre, Diderot évacue certains aspects du récit de Bougainville (les guerres entre clans par exemple) pour retenir les éléments qu'il juge positifs (libération des moeurs ; nature ; société sans propriété privée, de type « communiste »...)
* La loi naturelle entre en contradiction avec la vie sociale : le « bon sauvage » ne peut être un « citoyen ». (la nature s'oppose à la société)
* Les Otaïciens, dans leur « jardin d'Eden » ne sont pas passé à l'état « adulte », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas accédé aux valeurs occidentales acquises après qu'Adam a croqué la pomme (le bien, le mal, le remord, le contrôle de soi, etc). Cf p.77 : Orou (intelligence supérieure des européens)
* La maladie, la civilisation, et la connaissance contaminent les Otaïciens, brisant ce monde utopique.
* Mais la maladie appartient, elle aussi, à la nature : « Vices et vertus, tout est également dans la nature », p85 .
* Réflexion → colonisation, mondialisation, peuples et civilisations, religion, rapports de force.


Les trois thèmes fondamentaux : nature, religion, société
Ces thèmes imprègnent la philosophie des Lumières. On les retrouve dans la thématique littéraire du Supplément.
1 Liberté sexuelle [Nature. Corps, sexualité, plaisir. Les tahitiens]
2 Liberté de l'âme [Religion. Anticléricalisme et antichristianisme. L'aumônier]
3 Liberté de l'esprit [Société. Lois, code civil, progrès, mouvement, nature]
Diderot est encore plus défiant à l'égard de la religion que Voltaire, puisque pour ce dernier, il existe un Dieu « grand horloger » créateur du monde. Pour le premier, l'homme n'a rien de « divin » ; il n'est que matière, il a évolué, il évolue, il évoluera, il est amené à disparaître et à être remplacé par une autre espèce. (philosophie du mouvement, opposée à la Bible). Influence sur Nietzsche (« Dieu est mort » ; le surhomme) ?
A noter : Diderot fut emprisonné à la suite de la publication de la « Lettre sur les aveugles », dans laquelle il exprimait son refus d'un Dieu créateur. 




Diderot (émission Cogito)