Supplément au voyage
de Bougainville
ou
Dialogue entre A et B
sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines
actions physiques qui n'en comportent pas
(1773)
Le XVIIIe siècle est un
tournant dans l'histoire européenne. A la stabilité liée au long
règne de Louis XIV succède le siècle du mouvement qui sera marqué
par la Révolution de 1789. C'est le « siècle des Lumières »
dont les quatre philosophes les plus représentatifs sont
Montesquieu, Voltaire, Rousseau, et Diderot.
Bougainville revient en
France en 1769 après avoir bouclé son tour du monde à bord de son
navire La Boudeuse. Il publiera un récit de son voyage,
devisé en deux parties : l'Atlantique, et le Pacifique. Diderot s'appuiera sur une
partie de ce récit, celle consacrée à Tahiti, pour publier un
conte philosophique en 1773, sous la forme d'un dialogue entre A et
B : le Supplément au
voyage de Bougainville.
Le Supplément, de
prime abord, ça parle de sexe ! Les Tahitiens étaient des
chauds lapins... Et Tahiti, un immense baisodrome à ciel ouvert, si
je puis me permettre cette expression. Enfin, ça, c'est le regard de
l'européen du XXIe siècle, bien entendu (est-il si différent de
celui du XVIIIe ? Diderot n'a-t-il pas trouvé le truc pour attirer le chaland?).
Mais, bon... Le texte de
Diderot n'est pas un livre érotique. Au travers des pratiques
sexuelles des Tahitiens, le philosophe aborde les thèmes de la
nature, de la religion, et de la société (= l'homme mammifère, le
religieux, le citoyen = la loi naturelle, la loi morale, la loi
civile). Il en explore les liens et les oppositions. Ces trois thèmes
sont fondamentaux chez Diderot comme chez tous les philosophes des
Lumières ; j'y reviendrai.
L'analyse des différences
de moeurs entre Tahitiens et Français lui permet de mieux critiquer
notre civilisation. L'objectif est de faire réfléchir le lecteur et
non pas d'apporter une solution définitive.
Le Supplément est
un dialogue philosophique entre A et B. Mais Diderot soigne la forme
afin de mieux faire passer le fond. Ce récit est bref, polyphonique
(des personnages différents font entendre leur point de vue), et
présenté sous la forme d'un dialogue, ceci afin de le rendre
vivant, dynamique, contradictoire, progressif. Malgré un lexique
propre au XVIIIe siècle, la langue reste proche de la nôtre et
facile à comprendre.
A l'issue du dialogue
entre interlocuteurs également capables de convaincre, Diderot
semble pencher en faveur de la « loi naturelle ».
Néanmoins, c'est un philosophe du mouvement : pour lui, rien
n'est jamais fixe, tout est amené à évoluer. Il ne prescrit pas
une solution politique mais élabore une utopie devant amener à
remettre en cause le système moral de l'homme occidental (l'utopie
est toujours impossible à réaliser. Tout comme Thomas More, Diderot
le sait. Le seul but est de donner matière à réfléchir).
Les personnages
- A et B :
(personnages principaux). Deux philosophes européens discutent d'un
monde idéal, utopique, Tahiti, dont l'état de nature n'a pas été
perverti par la civilisation. Deux monologues (celui du vieillard, et
celui de Polly Baker), et un long dialogue (Orou et l'aumônier) sont
inclus dans le dialogue entre A et B (= narration de premier niveau)
- Aotourou : Otaïtien
que Bougainville a emmené en France.
- Le vieillard : un
des chefs de l'île
- Orou :cet Otaïcien
a une femme et trois filles (Asto, Palli, et Thia, la plus jeune).
Invite l'aumônier.
- L'aumônier :
Français religieux (de l'équipage) qui dialogue avec le Tahitien
Orou.
- Polly Baker. (p64).
La
composition de l'oeuvre
découpage en cinq
chapitres. La composition est équilibrée (25 pages de dialogues
entre A et B, 25 pour celui entre l'aumônier et Orou, 15 pour les
monologues du vieillard et de Polly Baker).
1 Jugement du Voyage de
Bougainville. Introduction : A et B parlent de la pluie et
du beau temps. B dit à A qu'il occupe sont temps par la lecture du
Voyage. Les jésuites du Paraguay (colonisation, expulsion).
Aotourou à Paris. A et B décident en fin de chapitre de parcourir
le Supplément.
2 Les adieux du
vieillard. B lit la harangue d'un des chefs de l'île « Pleurez,
malheureux Otaïtiens... ». Puis B lit à A l'entretien entre
l'aumônier de l'équipage et Orou (un habitant de l'île).
3 L'entretien de
l'aumônier et d'Orou. Suite du récit de B. Puis B lit
l'entretien entre l'aumônier et Orou. Orou présente à l'aumônier
sa femme et ses trois filles, nues, et lui demande de coucher avec la
plus jeune, qui n'a pas encore eu d'enfant. Discussion sur la
religion, le mariage, la famille. Intermède : A demande à B de
lui rappeler l'histoire de Polly Baker (Discours de Miss Baker.
Hypocrisie sexuelle des hommes de loi vis à vis des femmes,
« séduites » puis abandonnées et condamnées. Remords
du séducteur)
4 pas de titre pour
ce chapitre. Poursuite du dialogue entre Orou et l'aumônier.
Questions réciproques. Les moeurs à Otaïti (fornication, inceste,
adultère...). Des phrases clés.
5 Suite du dialogue
entre A et B. « Médiocrité ». Moeurs et socitété.
Code de la nature, code civil, code religieux. (Mariage, galanterie,
fidélité, jalousie, pudeur...). B cite Orou (causes de la société
pervertie). Homme naturel/artificiel. Limite du bonheur/malheur.
Nature/lois. Femmes.
Extraits
Le vieillard (p41):
Laisse-nous nos moeurs,
elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne
voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes
inutiles lumières. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous
n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? (…) Poursuis
jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais
permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à
obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens
imaginaires.
(…)
Nous ne connaissions
qu'une maladie, celle à laquelle l'homme, l'animal et la plante ont
été condamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une
autre ; tu as infecté notre sang [les
maladies vénériennes]. Il nous faudra peut-être exterminer
de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants, ceux qui
ont approché tes femmes, celles qui ont approché tes hommes. Nos
champs seront trempés du sang impur qui a passé de tes veines dans
les nôtres.
Orou (p77):
Plus robustes, plus sains
que vous, nous nous sommes aperçus au premier coup d'oeil que vous
nous surpassiez en intelligence, et sur-le-champ nous vous avons
destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles
à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. (…)
Crois que tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer.
Paul Gauguin, Deux tahitiennes, 1899
Remarques en vrac
* Dans son oeuvre, Diderot
évacue certains aspects du récit de Bougainville (les guerres entre
clans par exemple) pour retenir les éléments qu'il juge positifs
(libération des moeurs ; nature ; société sans propriété
privée, de type « communiste »...)
* La loi naturelle entre en
contradiction avec la vie sociale : le « bon sauvage »
ne peut être un « citoyen ». (la nature s'oppose à la
société)
* Les Otaïciens, dans leur
« jardin d'Eden » ne sont pas passé à l'état
« adulte », c'est-à-dire qu'ils n'ont pas accédé aux
valeurs occidentales acquises après qu'Adam a croqué la pomme (le
bien, le mal, le remord, le contrôle de soi, etc). Cf p.77 :
Orou (intelligence supérieure des européens)
* La maladie, la
civilisation, et la connaissance contaminent les Otaïciens, brisant
ce monde utopique.
* Mais la maladie
appartient, elle aussi, à la nature : « Vices et vertus,
tout est également dans la nature », p85 .
* Réflexion →
colonisation, mondialisation, peuples et civilisations, religion,
rapports de force.
Les trois thèmes
fondamentaux : nature, religion, société
Ces thèmes imprègnent la
philosophie des Lumières. On les retrouve dans la thématique
littéraire du Supplément.
1
Liberté sexuelle [Nature. Corps, sexualité, plaisir. Les
tahitiens]
2
Liberté de l'âme [Religion. Anticléricalisme et antichristianisme.
L'aumônier]
3
Liberté de l'esprit [Société. Lois, code civil, progrès,
mouvement, nature]
Diderot
est encore plus défiant à l'égard de la religion que Voltaire,
puisque pour ce dernier, il existe un Dieu « grand horloger »
créateur du monde. Pour le premier, l'homme n'a rien de « divin » ;
il n'est que matière, il a évolué, il évolue, il évoluera, il
est amené à disparaître et à être remplacé par une autre
espèce. (philosophie du mouvement, opposée à la Bible). Influence
sur Nietzsche (« Dieu est mort » ; le surhomme) ?
A
noter : Diderot fut emprisonné à la suite de la publication de
la « Lettre sur les aveugles », dans laquelle il
exprimait son refus d'un Dieu créateur.
Diderot (émission Cogito)