dimanche 21 avril 2013

La France orange mécanique (Laurent obertone)

Ça commence comme ça...

L' homme s' est mis à marcher quand elle est passée devant lui. Elle a alors accéléré le pas, en osant un coup d' oeil par-dessus son épaule. Il était trapu, le crâne rasé, la peau sombre, vêtu d' un blouson noir. Il marchait derrière elle, les mains dans les poches. Elle avait vu ses yeux. Ses yeux qui l' avaient regardée.
Malgré tout ce qu' on lui avait appris, la confiance en soi, l' auto-défense, les beaux discours de bienveillance envers les inconnus, le rejet des préjugés... la peur, cette peur honteuse était là, marchait sur ses pas. Il lui semblait même que l' homme venait de dire quelque chose. Elle s' entendit essayer d' articuler ce qui ressemblait à un non. Paralysée par la peur, la proie n' a pas la force de se retourner, de faire un scandale, de tenter d' effrayer son prédateur. Elle continuait à marcher. Comme face à un molosse qu' on devine dangereux, elle s' efforçait de ne pas montrer sa terreur, pour ne pas l' encourager. Pour l' instant rien ne s' était encore passé. Elle avait des amis, des projets. Sa vie d' étudiante suivait son cours. Mais il allait se passer quelque chose, au fond d' elle, la fille le savait. Quelque chose qui détruirait son passé, son avenir, et qui l' éloignerait à tout jamais de l' insouciance.
Elle s' était efforcée, dans toute son attitude, de signifier son assurance, son rejet, sa détermination de femme qui n' était pas du genre à se laisser faire, comme si elle était encore en position de choisir. Comme si, seule dans la rue, elle pouvait encore faire comprendre à un individu trop entreprenant de ne pas insister. Ils n' étaient que deux. Elle avait sa morale, lui avait la sienne, et un gouffre physique de quarante kilos de muscles les séparait. Et c' est tout ce qui comptait.

L' étudiante a pressé le pas. Lui aussi. Le bruit de ses pas, tout proche. Nouveau coup d' oeil. Il était là. Ses mains n' étaient plus dans ses poches. Devant elle, l' escalier qui menait au parking. Sa voiture. A quelques mètres du salut, la peur qu' elle s' interdisait d' avoir la rattrape soudain : elle est saisie par des bras puissants, soulevée, violemment jetée du haut de l' escalier. Une chute de dix mètres qui lui brise la colonne vertébrale. Le souffle coupé, meurtrie de multiples fractures, la jeune femme agonise. Elle ne peut plus bouger, tétanisée par la souffrance. C' est grave. Horriblement douloureux. Pourquoi? Pourquoi a-il fait ça? Va- t- elle mourir? Ce n' est pas terminé.
Comme dans ses pires cauchemars, elle ne peut plus fuir, pas même bouger. Son cerveau ordonne, le corps ne répond pas. Ce n' est plus son corps. C' est déjà celui de ce prédateur qui le traîne à l' abris d' un bosquet pour s' en repaître. Il la frappe. Lui sourit. La frappe. Pourquoi? Elle supplie. Pourquoi?
Il n' y a pas d' explications. Bien au- delà de la douleur physique, quelque chose s' est brisé en elle. Une scission intérieure entre ce corps cassé, cette horrible réalité et son âme qu' elle vient de perdre, oubliant tout, jusqu'à ce qui devait être son existence normale. Mais on ne peut s' abstraire de la douleur, de ce corps étranger, de sa force, de son odeur, de ses paroles odieuses, de ses coups. Elle veut fuir, elle ne peut pas. Il prend son temps. Il lui lèche le visage, lui mord la joue, lui parle d' amour. La frappe. Elle ne comprend pas. Il arrache ses vêtements, la torture, la viole à plusieurs reprises, variant les plaisirs, de toutes les façons possibles. Elle veut s' évanouir. Elle ne s' évanouit pas. Il y a du sang. Elle crie. Il la frappe encore. La fait taire. Lui écrase sa grosse main sur la bouche, jusqu'à lui briser la mâchoire. Elle avale son sang. La souffrance est telle qu' elle donnerait tout pour s' évanouir. Elle voudrait mourir. Elle ne s' évanouit pas. Elle ne meurt que dans sa tête.
"Il l' a manipulée dans tous les sens au point qu' elle voyait ses jambes passer derrière elle. C' est une véritable horreur. Il ne pouvait pas ignorer son état", a expliqué un neurochirurgien au procès. Pour le spécialiste, la douleur de la jeune femme fut extrême, permanente. Lui, le prédateur, ça ne l' a pas freiné, les suppliques. Au contraire, ça lui a donné du coeur à l' ouvrage. Il a choisi de nier l' âme de cette femme, de cette chose qui n' existe que pour le satisfaire. Il prend son temps. Recommence. Encore et encore. Le calvaire va durer des heures. Toute la nuit. Les viols, les coups. Les mots, la torture.
Au petit matin, le prédateur abandonne sa proie. Quelques heures plus tard, une promeneuse entend des gémissements. Elle avance vers le bosquet et découvre la malheureuse.
Celui qui vient de prendre son existence se nomme Zakaria. Il a déjà été condamné pour agression sexuelle. Pendant qu' il est interpellé par les policiers, les chirurgiens de Besançon parviennent à sauver les membres supérieurs de sa victime. Ils ne peuvent rien faire pour ses jambes. Pauline passera le reste de ses jours dans un fauteuil roulant, dépendante de soins lourds, sans parler des dégâts psychologiques, qu' aucune thérapie ne pourra jamais effacer.
Les faits se sont déroulés en octobre
2004. Zakaria a été condamné une première fois, puis a fait appel. Pour sa défense, l' homme prétend qu' il n' a pas pris conscience de la gravité des blessures de la jeune femme pendant qu' il la violait. "Mon client n' a jamais eu la volonté de commettre des actes de torture et de barbarie lorsqu'il violait la victime", a expliqué son avocat. Pas le mauvaise gars, ce Zakaria. L' agresseur que tout le monde rêverait d' avoir. Le violeur idéal. Consciencieux, compréhensif, prévenant. On s' étonne presque qu' il soit condamné à nouveau.
Et ensuite, la cour de cassation casse ce jugement, pour vice de forme. On pousse à nouveau Pauline dans l' escalier. La justice la replonge dans sa nuit infernale.
Zakaria a une nouvelle fois été jugé en 2010, après six ans d' attente pour la malheureuse paraplégique. Zakaria s' est de nouveau défendu, a de nouveau été condamné, à la prison à perpétuité avec 22 ans de sureté. Un verdict réservé aux assassins. Et c' est bien ce qu' il est. Pauline a obtenu le huis clos. Elle a obtenu de ne pas croiser le regard de son bourreau. Hantée par ses souvenirs, elle a demandé à son avocat de simplement dire aux jurés combien Zakaria avait "bousillé sa vie".

C est à partir de ce genre de fait que le citoyen normalement constitué pose son journal et s' interroge.
Pourquoi Besançon, vieille ville provinciale à la réputation plutôt bonne, a- t- elle été le théâtre d' un crime aussi épouvantable? Pourquoi ce drame n' a- t- il pas intéressé les médias nationaux, censés "distiller la peur" à la première occasion?
Pourquoi, dans un pays réputé juste, tous les commentateurs semblent trouver normal que Zakaria ne paie pas à la société le montant exact de la valeur de son crime? Pourquoi sait- on déjà qu' il ne sera condamné à rien d' éternel? Pourquoi les associations et autres travailleurs sociaux ne se soucient- ils que de la réinsertion de Zakaria, en oubliant Pauline à son malheur?
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Notre époque ne veut pas se regarder en face : le nombre de viols actuel n' a aucun précédent historique depuis que la France est France. Zakaria, condamné à la perpétuité, sortira de prison dans une quinzaine d' années, avec la bénédiction de son psy. Ardoise effacée. Ce sera alors un fringant quadragénaire. Un juge d' application des peines, pétri de nobles sentiments, estimera sans doute qu' il a déjà payé assez cher, qu' il a eu le temps de réfléchir aux conséquences de son acte, qu' il serait temps de lui laisser une chance supplémentaire.
Quoi, l' échelle des peines? Quoi le laxisme judiciaire? Ne laissons pas parler les passions, même si à la limite on peut concéder à la famille de la victime son émotion du moment. Mais maintenant! Il faut savoir aller de l' avant. Même en fauteuil roulant.
Et de qui se souvient-on? De Zakaria. La jeune femme? On ne sait pas. Pas de nom. Pas de chance. Au mauvais endroit au mauvais moment. Ce sont des choses qui arrivent. On ne fait pas d' omelette sans casser d' oeufs. On ne fait pas le vivre-ensemble sans briser quelques innocents.
Il faut avoir confiance "en la science des divans et en le genre humain". Espérons que cette fois les soins seront mieux adaptés. Que Zakaria se réconciliera avec son sur-Moi. Qu' il réussira sa réinsertion. Qu' il saisira sa troisième chance. On vérifiera. Rendez-vous en 2026.


Enquête sur un sujet tabou : l'ensauvagement d'une nation. Toutes les 24 heures : 13 000 vols, 2 000 agressions, 200 viols.

« Ces derniers jours, un charmant individu, que nous nommerons Vladimir, a ramassé trente ans pour le meurtre de sa compagne, dont 22 ans de sureté, soit un an le coup de marteau. Ledit Vladimir, quelques semaines plus tôt, était jugé dans le cadre de la désormais célèbre affaire des tournantes , où la justice a expliqué aux Françaises, sans trembler, qu on pouvait être un violeur en réunion et s en tirer avec du sursis. Sur 14 prévenus, Vladimir était l heureux élu, le seul à prendre de la prison ferme. Un an. Pendant ce temps-là, un clandestin était interpellé, pour la 97e fois, au volant d une voiture volée, après avoir mordu et fracturé le bras d un policier d un coup de tête. Pendant que Christiane Taubira veut rompre avec le tout carcéral , une centenaire a été poussée au sol et gravement blessée par plusieurs personnes , pour une montre. Pendant ce temps-là, on apprend que les barquettes de viande vendues dans un supermarché de Lille sont protégées par des antivols. Pendant ce temps-là, un policier de la BAC a été lynché dans une cité sensible de Montpellier. Pendant ce temps-là, un Toulousain a eu l idée pas très vivre-ensemble de klaxonner derrière un véhicule qui bloquait la chaussée d un quartier populaire . Vigilants, vingt riverains lui ont administré une correction citoyenne, à coups de chaises et de tessons de bouteilles. Alors, pourquoi ce livre ? Parce qu aujourd hui, un simple regard peut tuer. » Laurent Obertone.

Diplômé de l' Ecole Supérieure de Journalisme de Lille et considéré par Michel Houellebecq comme l'une des grandes signatures de demain, Laurent Obertone a présenté sa démission à l' hebdomadaire qui l' employait pour se consacrer à ce document capital.





Mon avis
Je mettrais trois (petits) bémols à l'ouvrage. 
De nombreux faits divers parsèment la France orange mécanique, tous plus glauques les uns que les autres, histoire de bien se plonger dans la réalité de notre société dite moderne et civilisée. La multiplicité des exemples est selon moi un peu trop poussée ; mais elle est utile car elle permet de couper court à l' inusable réplique : "il ne faut pas généraliser".
Le chapitre 2 est à mon goût trop noyé sous les chiffres, mais là encore il y a une raison à cela : Laurent Obertone est obligé d'être très prudent car il montre dans ce chapitre la corrélation entre immigration et criminalité.
Troisème bémol : l'auteur aborde assez peu les solutions pour résoudre le problème de l'ensauvagement. Les principales sont l'enfermement et la construction de prisons. Mais l'aspect financier relatif à la construction de nouvelles prisons est bien vite expédié. "Il faudrait porter la capacité carcérale du pays à 300000 places. Le coût d'une telle opération serait amorti dans dix ans par la baisse spectaculaire de la criminalité" (chap 1). Alors, là, je ne sais pas pourquoi L. Obertone table sur 10 ans (pourquoi pas 20, 50?) pour arriver à amortir les dépenses. Et je ne sais pas pourquoi il est si sûr que les dépenses seraient amorties. Je ne dis pas que c'est faux, mais cela est affirmé en une phrase, sans référence à une quelconque étude, comme si cela allait de soi... Un peu léger comme démonstration. 
Hormis cela, j'ai trouvé le livre excellent. Laurent Obertone s'attache à expliquer comment le film de Kubrick est devenu une réalité. Il nous montre comment s' est bâtie une société à peu près équilibrée, à peu près stable, à peu près sûre, et comment les " hippopotames " de la bien-pensance travaillent à détruire en quelques décennies ce qui a été bâti pendant des siècles et des siècle (le thème de "l' évolution", mis en parallèle avec le monde animal, est fort bien trouvé). Il déconstruit, chiffres à l'appui, les habituels poncifs dont on nous abreuve à longueur de colonnes journalistiques (du genre : pauvreté = criminalité), nous montre comment se diffuse “l'idéologie des bisous” (médias, éducation nationale, justice...).


Les chapitres du livres sont organisés selon un compte à rebours :
10 Ces cris que l' on ignore
9 L' ultra- violence
8 Aux sources du mal
7 Êtes- vous normalement socialisé?
6 Assassins de la police
5 Justice nulle part
4 Nul bien sans peine
3 La morale contre la réalité
2 Spectroscopie du crime
1 Comment profite le crime
0 L' explosion?

Extrait du chapitre 7 (êtes-vous normalement socialisé?)
A l' opposé des sous- socialisés, les sur- socialisés mènent une véritable compétition morale : c' est à qui ira le plus loin dans l' excuse des premiers. Certains hippopotames hauts placés sont en effet les premiers défenseurs des rhinocéros. Parce que ces hippopotames, qui vivent dans les beaux quartiers avec des revenus confortables, pensent qu' il faut que les riches (pas eux, ceux d' au- dessus) partagent leurs richesses, leurs possessions, leurs maisons et éventuellement leurs femmes avec les rhinocéros.
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Il est bien possible que nous n' ayons aucune chance de survivre à notre morale hors- sol. Celle-ci nous pousse à évoluer contre la réalité. A lutter contre les plus adaptés, contre la compétition, contre la société, contre le pouvoir, contre la hiérarchie, et à promouvoir les moins adaptés, au nom d' une égalité qui n' existe pas. L' évolution favorise la survie des mieux adaptés, la morale travaille à leur disparition. Est-ce une bonne idée?

Extrait du chapitre 3 (La morale contre la réalité)
Les premiers résidents des grands ensembles s'installaient dans ces immeubles avec joie (eau, électricité, sanitaires, espaces verts...). Ils ont été constamment modernisés, sans doute bien plus que n'importe quel autre environnement urbain du pays. Spatialement, l'accès aux bibliothèques, stades, commerces, médiathèques, transports, universités et écoles y est bien meilleure que partout ailleurs. Habiter des ZUS, des ZEP et autres ZUP donne droit à des avantages considérables, comme la gratuité dans un certain nombre de domaines (transports, fournitures scolaires, cinéma, médiathèque...). Plus qu'ailleurs, les environs immédiats offrent quantité d'emplois dans tous les secteurs. L'école y est autant gratuite et obligatoire que n'importe où sur le territoire.
En 1990, les émeutes de Vaulx-en-Velin ont éclaté dans un quartier fraichement rénové.
(...)
Bizarrement, le téléspectateur rechigne à sacrifier son esprit critique sur l'autel du vivre-ensemble. Il se doute de quelque chose, a vaguement l'impression qu'on le prend pour un pélican. Le succès d'internet, des sites d'information et de réinformation n'a rien d'un hasard.
Mais le téléspectateur est humain : il fait des calculs. A-t-il plutôt intérêt à combattre les théories autorisées, ou à les admettre? Que pèserait sa petite voix discordante face à la terreur d'être exclu de son groupe, d'être aussitôt comparé à l'ignoble, que tout rejaillisse sur sa famille, sur sa vie professionnelle.

Extrait du chapitre 1 (Comment profite le crime) 
Les français n'ont pas confiance en nos médias (67%), en notre démocratie (57%) ou en nos partis politiques (88%), comme en témoigne la hausse presque continue du taux d'abstention depuis 1965 (Insee). A l'égard de la politique, 39% des Français éprouvent de la méfiance, 23% du dégoût, 12% de l'ennui. 69% des gens pensent qu'on ne se méfie jamais assez des autres (Cevipof 2011). En outre, les Français ont moins d'amis et de relations sociales depuis les années 80. Ils se parlent de moins en moins, autant en milieu professionnel que privé. Deux fois plus de gens qu'il y a 30 ans vivent seuls (Insee). Les gens regardent plus que jamais la télévision, 3h30 par jour, et passent en outre 30 min sur leur ordinateur (Insee 2011). Bref, l'hétérogénéité désintègre la société et fait s'effondrer ce que Putnam nomme le "capital social" (Scandinavian political studies, 2007).