mercredi 17 avril 2013

Voyage au bout de la nuit (L.F Céline)

Céline, c'est d'abord une langue unique composée d'improbables télescopages de mots, d'acrobaties grammaticales, de néologismes époustouflants, un style en permanente invention qui procure un plaisir de lecture singulier et exceptionnel. Personne n'écrivait de la sorte avant lui, personne ne le fera après, toutes les tentatives d'imitation ont abouti à des résultats pitoyables ou ridicules. Et cette "petite musique" se garde bien de tourner à vide, de se limiter à la vanité sotte de la virtuosité. Mise au service de l'émotion afin de "toucher au nerf" le lecteur, elle permet à Céline de corriger le vieil adage biblique "Au début était le verbe" en "Au début était l'émotion." Mais le plus méconnu est sans doute l'humour très noir, très drôle, qui traverse tous ses textes. Céline peut, en racontant les pires horreurs, avec des mots qui n'appartiennent qu'à lui, faire à la fois pleurer d'émotion et hurler de rire. La découverte d'un pareil écrivain est tellement bouleversante qu'on ne peut qu'envier ceux qui n'auraient encore jamais ouvert l'un de ses livres. (Emile Brami)

Je n' écrirai pas ici une enieme critique du chef d' oeuvre de Celine. Pour tout savoir sur l'auteur et son oeuvre, on pourra consulter l'excellent site qui lui est dédié, le petit célinien.
Voici plutôt quelques extraits que j'ai trouvés assez savoureux.


En commençant le livre, j' ai tout d' abord crû qu'il s'agissait d' un roman consacré à la première guerre mondiale. Ici voici Céline, alias Bardamu, confronté au combat.
Serais-je donc le seul lâche sur terre? pensais-je. Et avec quel effroi!... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu' aux cheveux? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux! Nous étions joli! Décidément, je le concevais, je m'étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

Et puis non. C' est à un vrai voyage que Celine nous convie, puisque nous suivons ses pérégrinations qui l' emmènent en Afrique (après une mémorable traversée en bateau), en Amérique, à Paris, à Toulouse. Ici, voilà Bardamu qui débarque à Bambola-Fort-Gono.
Dans cette colonie de la Bambola- Bragamance, au-dessus de tout le monde triomphait le Gouverneur. Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu'à leurs personnes.
Bien au-dessous encore de ces notables les commerçants installés semblaient voler et prospérer plus facilement qu'en Europe. Plus une noix de coco, plus une cacahuète, sur tout le territoire, qui échappât à leurs rapines. Les fonctionnaires comprenaient, à mesure qu' ils devenaient plus fatigués et plus malades, qu' on s' était bien foutu d' eux en les faisant venir ici, pour ne leur donner en somme que des galons et des formulaires à remplir et presque pas de pognon avec. Aussi louchaient- ils sur les commerçants. L' élément militaire encore plus abruti que les deux autres bouffaient de la gloire coloniale et pour la faire passer beaucoup de quinine avec et des kilomètres de Règlements.

Tout le monde devenait, ça se comprend bien, à force d' attendre que le thermomètre baisse, de plus en plus vache. Et les hostilités particulières et collectives duraient interminables et saugrenues entre les militaires et l' administration, et puis entre cette dernière et les commerçants, et puis encore entre ceux-ci alliés temporaires contre ceux-là, et puis de tous contre les nègres et enfin des nègres entre eux. Ainsi, les rares énergies qui échappaient au paludisme, à la soif, au soleil, se consumaient en haines si mordantes, si insistantes, que beaucoup de colons finissaient par en crever sur place, empoisonnés d' eux-mêmes, comme des scorpions.
Toutefois, cette anarchie bien virulente se trouvait enfermée dans un cadre de police hermétique, comme les crabes dans leur panier. Ils bavaient en vain les fonctionnaires, et le Gouverneur trouvait d' ailleurs à recruter pour maintenir sa colonie en obédience, tous les miliciens miteux dont il avait besoin, autant de nègres endettés que la misère classait par milliers vers la côte, vaincus du commerce, venus à la recherche d' une soupe.


Dans l' extrait suivant, Bardamu, alors aux États-Unis, cherche à être embauché chez Ford. Le voilà interrogé par le médecin examinateur.
- " Pour ce que vous ferez ici, ça n' a pas d' importance comment que vous êtes foutu! m' a rassuré le médecin examinateur, tout de suite.
- Tant mieux que j' ai répondu moi, mais vous savez, Monsieur, j' ai de l' instruction et même j' ai entrepris autrefois des études médicales. ?."
Du coup, il m' a regardé avec un sale oeil. J' ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment.
"Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon! Vous n' êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu' on vous commandera d' exécuter... Nous n' avons pas besoin d' imaginatifs dans notre usine. C' est de chimpanzés dont nos avons besoin... Un conseil encore. Ne nous parlez plus jamais de votre intelligence! On pensera pour vous mon ami! Tenez- vous- le pour dit."
Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m' en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j' en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins.

(Céline, Voyage au bout de la nuit)





Le deuxième chef d'oeuvre de Céline est "Mort à crédit". Dans ce gros roman de 623 pages (aux éditions Folio, donc police assez petite), Céline raconte sa jeunesse, tourmentée par une de famille pas vraiment joyeuse. 
Il est souvent conseillé de lire l'oeuvre de Céline en suivant l'ordre de parution de ses écrits. C'est ce que j'ai fait. D'abord, le Voyage. J'ai trouvé ça excellent. Ensuite (et ça n'ira pas plus loin), Mort à Crédit. Là, je n'ai pas accroché. J'ai abandonné au bout de 150 pages. C'est vrai, le style de Céline est très novateur, inventif. Des phrases très courtes, des points de suspension partout (beaucoup plus marqué dans Mort à Crédit que dans le Voyage). Je comprends que certains puissent lire Mort à Crédit rien que pour ce style si particulier, avec des mots drôles et bizarres. Moi j'ai trouvé l'histoire ennuyeuse. Peut-être aurait-il fallu persévérer. Mais, vraiment, je n'avais aucun plaisir à lire. Le seul passage qui m'ait plu est celui, touchant (oui, oui, c'est vrai) racontant la mort de la grand-mère.